"Ainsi le premier sentiment, tout simple, que je désire partager avec
vous, c’est ma joie de pouvoir écouter quelqu’un. Je crois que cela
représente une caractéristique constante chez moi. Je me souviens d’une
chose qui s’est passée plusieurs fois dans les premiers temps où
j’allais à l’école. Un enfant demandait quelque chose à l’Instituteur et
celui-ci lui donnait une réponse parfaite, mais à une question
entièrement différente. Je sentais alors en moi une douleur et un
sentiment de détresse. J’avais envie de crier : « Mais vous ne l’avez
pas écouté ». J’éprouvais une sorte de désespoir enfantin devant le
manque de communication qui régnait (et règne encore).
Je crois que je sais pourquoi il m’est agréable d’écouter quelqu’un.
Lorsque je parviens à entendre réellement un autre, cela me met en
contact avec lui. Cela enrichit ma vie. C’est en écoutant les gens que
j’ai appris tout ce que je sais sur les individus, sur la personnalité,
sur la psychothérapie et sur les relations interpersonnelles. Mais il y a
là encore une autre satisfaction pour moi. Lorsque j’écoute réellement
quelqu’un, c’est un peu comme si j’entendais la musique des sphères
célestes, parce que derrière le message immédiat de la personne, – peu
importe son contenu, – il y a l’universel, le général. Cachées au sein
des communications personnelles que j’entends réellement, il semble
qu’il y ait des lois psychologiques bien ordonnées, des perspectives sur
cet ordre imposant que nous trouvons dans l’Univers. Ainsi j’éprouve à
la fois la satisfaction d’entendre cette personne particulière et la
satisfaction de me sentir d’une certaine manière en contact avec la
vérité universelle.
Lorsque je dis que réprouve de la joie à écouter quelqu’un, il
s’agit, bien entendu, d’une écoute en profondeur. Je veux dire que
j’écoute les mots, les pensées, les intonations, la signification qu’y
met la personne, et même la signification qui se trouve au-delà de
l’intention consciente de celui qui parle. Parfois. aussi, dans un
message qui apparemment n’est pas important, j’entends un cri humain
profond, un « cri silencieux » qui se trouve enfoui, inconnu, loin
au-dessous de la couche superficielle de la personne.
Aussi ai-je appris à me demander qu’est-ce que je puis entendre les
sons et saisir la forme du monde intérieur de cette personne ? Puis-je
entrer en résonance avec ce qu’elle dit, puis-je en laisser chanter
l’écho en moi, assez profondément pour retrouver aussi bien le sens qui
l’effraie et que pourtant elle voudrait communiquer, que le sens qu’elle
connait.
Je songe par exemple à l’entretien que j’ai eu avec tel adolescent et
dont j’ai réécouté l’enregistrement, il y a peu de temps. Au début de
l’entretien, il déclarait comme beaucoup d’adolescents aujourd’hui,
qu’il n’avait aucun but dans l’existence. Comme je le questionnais à ce
sujet, il insista : il n’avait aucune espèce de but, pas même un seul.
Je lui dis : « Il n’y a rien que tu désires faire ? » « Rien … Ou bien,
si, je veux rester en vie ! » Je me souviens très bien de ce que j’ai
ressenti à ce moment-là. J’ai laissé résonner profondément cette phrase
en moi. Il voulait peut être, simplement me dire que, comme tant
d’autres, il désirait vivre. D’autre part, il était peut-être en train
de me dire, et cela me paraissait très possible, que jusqu’à un certain
point la question de vivre ou de ne pas vivre s’était posée à lui. J’ai
donc essayé d’entrer en résonance avec lui à tous les niveaux. Je ne
savais pas avec certitude quelle était la teneur du message. Je voulais
simplement rester ouvert à n’importe laquelle des significations
possibles de sa déclaration, y compris au fait qu’il aurait envisagé à
un moment donné le suicide. Je ne répondis pas verbalement à ce niveau.
Cela l’aurait effrayé. Mais je pense que mon désir et ma capacité de
l’écouter à tous les niveaux ont peut-être été l’un des éléments, qui
lui ont permis de me dire, avant la fin de l’entretien qu’il avait, peu
de temps auparavant, été sur le point de se faire sauter la cervelle. Ce
petit épisode constitue un exemple de ce que je veux dire par « vouloir
écouter réellement quelqu’un à tous les niveaux où il s’efforce de
communiquer. »
J’ai constaté, lors de mes entretiens thérapeutiques et au cours des
expériences de groupe qui ont pris tant d’importance pour moi ces
dernières années, qu’entendre entraine des conséquences. Lorsque
j’entends vraiment quelqu’un et les significations qui sont importantes
pour lui à ce moment, lorsque je n’entends pas seulement ses mots, mais
lui-même, et que je lui fais comprendre que j’ai entendu ce que signifie
pour lui son message, alors beaucoup de choses se passent. Il y à
d’abord un regard plein de reconnaissance. L’autre se sent libéré. Il
désire m’en raconter davantage sur son monde. Il plonge dans une
sensation nouvelle de liberté. Je crois qu’il devient plus disponible au
processus du changement.
J’ai souvent remarqué, à la fois en thérapie et dans les groupes, que
plus profondément j’entends le message de quelqu’un, plus il se passe
d’événements. Une chose que j’ai fini par considérer presque comme
universelle, c’est que, lorsque quelqu’un se rend compte qu’il a été
entendue en profondeur, ses yeux deviennent humides. Je pense que d’une
manière très réelle il pleure de Joie. C’est comme s’il disait : « Dieu
merci, quelqu’un m’a entendu. Quelqu’un sait ce que c’est que d’être
moi. » En de tels moments, j’imagine un prisonnier dans son cachot,
envoyant jour après jour un message en morse « Est-ce que quelqu’un
m’entend ? Y a-t-il quelqu’un ? Est-ce que quelqu’un peut m’entendre ? »
Et finalement vient le jour où il entend une faible réponse qui dit :
« Oui ». Par cette simple réponse il est délivré de sa solitude, il est
redevenu un être humain. Il y a beaucoup, beaucoup de gens aujourd’hui
qui vivent dans des cachots privés, et cela sans qu’il y paraisse, et il
faut tendre l'oreille très attentivement pour percevoir les timides
messages qu’ils émettent depuis leurs cachots."
Carl ROGERS, extrait de "Liberté pour apprendre", Éditions Dunod, 1975.